Zoom sur les Stolpersteine, ces émouvants pavés de mémoire
Au ras du sol, de petites plaques de laiton brillent au soleil et attirent le regard des passants. En se penchant, on découvre quelques inscriptions glaçantes. Un nom, des dates, des faits implacables. Depuis 20 ans, les Stolpersteine se multiplient dans les rues d’Europe. Hymne discret et émouvant aux innombrables victimes de la barbarie nazie.
Avril 2016. La première fois que l’un de ces pavés a accroché mon regard, c’était sur l’île de Rügen dans le nord de l’Allemagne. Intriguée par ces petits pavés gravés, placés au milieu du trottoir, je me suis approchée pour déchiffrer les inscriptions et comprendre de quoi il s’agissait.
De retour à la maison, intriguée par ce que j’avais vu, j’ai cherché à savoir s’il s’agissait d’une initiative locale et à qui elle était due.
C’est ainsi que j’ai découvert l’existence des Stolpersteine.
Que sont les Stolpersteine ?
Les Stolpersteine sont de petites plaques commémoratives de laiton, encastrées dans des pavés de béton de10cm de côté. Posés à fleur de trottoir, devant le dernier domicile connu des victimes du national-socialisme, ils rendent hommage non seulement aux Juifs, mais aussi aux Tziganes, homosexuels, handicapés et à toutes les personnes persécutées pour des raisons politiques ou religieuses.
Le mot Stolpersteine, qui peut se traduire par « pierres d’achoppement » (en allemand « stolpern » signifie trébucher) évoque le fait que l’on ne peut que « trébucher » face aux horreurs perpétrées par les nazis.
Chaque pavé est placé devant le dernier lieu de vie d’une victime. Chaque inscription commence par « ici habitait … ». Viennent ensuite le nom de la personne, sa date de naissance, sa date de décès (ou de déportation ou autres sévices) et une inscription expliquant ce qui lui est arrivé.
La majorité de ces pavés commémorent des personnes décédées … mais pas toutes. Des survivants des camps de concentration, des prisonniers libérés sont également honorés par ces petites plaques.
Qu’elles soient isolées ou en groupe, les Stolpersteine traduisent la volonté de n’oublier aucune de ces vies fauchées, martyrisées, méprisées …
Gunter Demnig, l’artiste qui imagina les Stolpersteine
C’est à l’artiste allemand Gunter Demnig que l’on doit ce projet monumental.
Au début des années 1990, face à l’essoufflement des formes traditionnelles de commémoration et à l’abstraction de certains monuments, il a voulu proposer un autre type d’hommage aux victimes de l’holocauste, plus individualisé.
C’est alors qu’il travaillait à Cologne sur des projets artistiques en mémoire des tsiganes déportés, qu’il a imaginé et installé son premier pavé commémoratif, en 1992. À cette occasion, il se rend compte que les habitants ignoraient (voire même niaient) l’existence de Roms persécutés à Cologne.
Le 12.12.1992, il pose illégalement le premier pavé de mémoire devant l’Hôtel de ville de Cologne : un pavé avec l’ordre de déportation de Himmler concernant les tsiganes.
En mai 1996, il effectue la pose de 51 pavés de mémoire à Berlin, également en toute illégalité. La première pose légale a lieu en 1997 à Sankt-Georgen, près de Salzbourg.
Le concept et l’enjeu des Stolpersteine est donc essentiellement de « réintégrer les communautés disparues dans l’espace urbain pour entretenir leur souvenir ». En rappelant aux riverains – ou en leur apprenant – qui ont été leurs voisins ou qui a habité avant eux dans leur demeure, afin d’agir contre l’oubli ou le déni.
De plus, commémorer les victimes sur leur lieu de vie permet de respecter leur dignité en ne les cantonnant pas à un statut de victime. En posant des pavés commençant immanquablement par la mention Hier wohnte… (« Ici habitait… »), Demnig ramène les disparus dans la communauté des vivants, celle de la vie quotidienne et de sa banalité.
Des milliers de Stolpersteine dans toute l’Allemagne et au-delà
Au fil des années, le projet rencontre un succès grandissant, à tel point qu’il est aujourd’hui impossible de connaître le nombre exact de pavés posés car celui-ci est en constante augmentation.
Depuis ces débuts illégaux en 1992, près de 100.000 pavés de mémoire ont été posés, principalement en Allemagne mais aussi dans 30 autres pays européens. Et cela évolue presque chaque jour.
Devenue légale, la pose de ces pavés est soumise à autorisation municipale (puisqu’ils sont posés sur la voie publique). À ce jour, seules deux villes (Munich et Paris) refusent systématiquement toute demande. Mais des pétitions circulent pour faire fléchir les autorités.
Les pavés sont majoritairement financés par des particuliers ou parrainés par des écoles ou des associations. À l’heure actuelle, un tel pavé coûte environ 130 euros.
Depuis 2006, l’artiste conçoit et pose aussi des Stolperschwelle, ou « seuils d’achoppement », c’est-à-dire des barres de laiton d’un mètre de long et 10 cm de large, pour commémorer un collectif de victimes (lorsqu’il n’y a pas assez de place pour des pavés individuels). Ce fut le cas devant d’anciens asiles psychiatriques, des usines ou des synagogues.
En 2014, le projet franchit une nouvelle étape avec la création d’une Fondation intitulée Stiftung Spuren – Gunter Demnig (Fondation Traces – Gunter Demnig) qui entend donner un cadre au projet pour le jour où l’artiste, né en 1947, disparaîtra.
Le plus grand mémorial décentralisé du monde
L’internationalisation du projet démarre en 2006 en Autriche, puis se poursuit en Hongrie, aux Pays-Bas, en Croatie, en Tchéquie, en Pologne, en Belgique, en Ukraine, en Italie, en Norvège, en Slovaquie, Slovénie, en Croatie, au Luxembourg, en Russie, en Suisse, en Roumanie, en Grèce, en Espagne, en Biélorussie, en Lituanie, en Finlande et même en Argentine.
En France, les premières Stolpersteine datent de 2013. Depuis, le site www.stolpersteine.fr reprend toutes les informations relatives à la demande et à la pose des pavés de mémoire en France.
Plusieurs sites et applis locales ou nationales localisent les différents pavés de mémoire posés. Comme le « Stolpersteine Guide » qui répertorie et affiche l’ensemble des pierres de mémoire sur une carte d’Allemagne, avec des informations plus détaillées sur près de 2300 personnes !
Les Stolpersteine en Belgique et aux Pays-Bas
Depuis 2009, un site cartographie tous les Stolpersteine des Pays-Bas et de Belgique. Ils sont presque tous reliés aux bases de données Jewish Monument, War Graves Foundation, Kazerne Dossin ou Bel Memorial.
À mon grand étonnement, j’ai trouvé la trace de 458 pavés commémoratifs en différents endroits de Bruxelles. Ils sont tous cartographiés, ce qui permet de les repérer lors de mes promenades en ville, mais aussi de découvrir les histoires tragiques évoquées par ces pavés.
En mai 2022, à l’occasion de la journée de la mémoire de la Shoah, le projet « Faites briller leurs mémoires » a rassemblé des jeunes de l’European Jewish Association qui ont participé au nettoyage des 458 Stolpersteine de la ville de Bruxelles.
Une approche parfois critiquée
À l’exact opposé des monuments officiels grandiloquents, ces dizaines de milliers de petits pavés brillants attirent l’attention des passants (ou non), là où on les attend le moins. Ils font revivre, l’espace d’un instant, une personne qui un jour vécut à l’endroit précis où l’on se trouve.
Un nom, une date, une atrocité. Si vous vous penchez pour lire ce qui est gravé sur le laiton poli, vous ne pourrez plus prétendre ne pas savoir … Cependant, certains adversaires du projet considèrent qu’en marchant sur ces pavés, on piétine la mémoire des disparus au lieu de l’honorer.
C’est en tout cas l’argument avancé depuis des années par la présidente de la Communauté israélite de Munich, qui a pesé dans la décision du conseil municipal de la ville d’y interdire la pose des Stolpersteine.
Le développement du projet ne s’est donc pas fait sans résistance, en Allemagne comme à l’étranger. Au départ, c’est le scellement dans le sol qui cristallisait les critiques les plus vives. Mais, progressivement, la preuve a été faite que seule la pensée, en quelque sorte, court le risque de trébucher…
Ici et là les personnes honorées par ces Stolpersteine posaient parfois problème. C’est que le passé n’est pas toujours tout blanc ou tout noir. Malgré tout, l’essentiel, c’est l’énorme travail de recherche effectué pour rendre leur humanité à ces personnes dont les vies ont été si abruptement interrompues.
Un indispensable travail de mémoire
Et c’est bien là, me semble-t-il, un des aspects les plus intéressants du projet Stolpersteine : le travail d’indentification et de recherche qui précède la pose des pavés est remarquable à bien des égards.
Dans certaines localités, ce sont les élèves qui font des recherches sur la vie des personnes qui habitaient la maison située en face de leur école. Ou ce sont les locataires d’un immeuble qui décident de découvrir qui étaient les familles juives qui vivaient dans leur immeuble avant eux.
Comme le dit Gunter Demnig, « 6 millions de personnes, c’est une abstraction énorme, tandis que là il s’agit d’un homme, d’une femme, d’un enfant, et [les gens] réalisent que ce n’était pas si loin. Il y a tant de survivants de la Shoah qui sont encore parmi nous ». Le père de Gunter Demnig a combattu dans l’armée allemande. Ce dernier représente cette génération qui s’engage dans une sorte de repentir pour les actes de leurs parents et de leurs grands-parents.
Ce travail de recherche permet aussi de nombreuses formes d’appropriation du souvenir (présentation de récits de vie, panneaux d’affichage, sites internet ou page Facebook, événements lors de la pose du pavé, etc.). C’est sans doute l’une des raisons du succès des Stolpersteine.
Et c’est bien cela le plus étonnant : cet inlassable travail de mémoire, obstinément poursuivi plus de 80 ans après les faits. Comme le prouve l’impressionnant projet Biographische Spurensuche (recherche de traces biographiques) associant 300 chercheurs qui ont déjà reconstitué les biographies d’environ 3.000 victimes du nazisme.
Un concept qui inspire
Enfin, il est à noter que le projet de Gunter Demnig en a inspiré d’autres. Comme ces pavés noirs et blancs installés à Santiago du Chili devant un lieu de détention et de torture datant de la dictature (2008).
Plus près, en Allemagne, lors de notre visite à Aix-la-Chapelle en décembre 2021, c’est un autre ensemble de pavés qui a attiré notre attention. Un projet, initié cette fois par la Fondation Aids locale, qui porte le nom de « Die letzte Spur » (la dernière trace). Il s’agit ici de graver sur les pavés les noms de plusieurs victimes du SIDA. Situé à quelques pas de la cathédrale, cette dernière trace symbolique entend rappeler aux passants que le VIH peut toucher n’importe qui.
En conclusion
Je trouve ces pavés commémoratifs extrêmement touchants. Au détour d’une rue, n’importe qui peut en trouver un, l’observer, le prendre en photo. Ils ne s’imposent pas, ils se posent là, tout simplement, pour nous rappeler que passé, présent et futur sont intimement liés.
Leur parfaite intégration dans le paysage et la simplicité toute factuelle de leur message rappellent bien mieux que de longs discours ou de couteux monuments l’atrocité de ces vies saccagées.
Bonjour,
Un article très intéressant auquel vous pouvez rajouter ce lien pour les Pavés posés en Belgique.
https://stolpersteine-guide.de/map/staedte/182/belgique
Cordialement,
Berger Ch