Les orphelinats roumains de l’ère Ceausescu : récit d’une prise de conscience

Dans la chronique familiale, le sort des enfants roumains abandonnés sous Ceaucescu a laissé une trace indélébile dans la mémoire des années 1990.  En témoignent des classeurs pleins de documents et de listes, ainsi que plusieurs boites de photos d’enfants de tous âges.

Comme des millions d’occidentaux, les reportages accablants diffusés immédiatement après la chute du dictateur roumain en décembre1989 nous ont profondément choqués. Nous-même jeunes parents à l’époque, nous ne comprenions pas comment il était possible de négliger ainsi un si grand nombre de  jeunes enfants. Et tout cela, à quelque 2000 kms à peine de Bruxelles.

Hospital-home, Grădinari, février1990 | Crédit photo: Mike Abrahams

La détresse des enfants roumains « parqués » dans des institutions largement défaillantes nous a touchés d’autant plus directement qu’un couple ami, très engagé socialement, participait activement à l’élan de solidarité qui s’est rapidement mobilisé. Un élan qui s’est d’ailleurs poursuivi de longues années.

C’est ainsi que chez nous, les années 1990 et 2000 ont été rythmées deux fois par an par la confection de colis pour une dizaine d’orphelins que nous parrainions et la correspondance avec ces enfants délaissés. Et chaque convoi engendrait tout à la fois espoirs et questionnements…

Aux côtés de la petite association Parrains d’OR Belgique, nous avons tenté d’apporter un très modeste soutien à des enfants de plusieurs « orphelinats » de la région de Sibiu.

Contexte historique : les « orphelins » sous Ceausescu

Pour comprendre comment la situation des enfants roumains a pu à ce point déraper sous Ceaucescu, il faut replacer les faits dans le contexte de l’évolution économique et politique de la Roumanie de l’époque.

Point de départ : la politique nataliste de Ceaucescu

Pour lutter contre la baisse de la natalité en Roumanie, le Président Ceaucescu promulgue en octobre 1966 un décret interdisant tout avortement. Par la suite, il rend impossible le divorce de parents d’enfants de moins de 16 ans et établit un impôt pour toute femme de plus de 26 ans sans enfant.

1970-1989 : le boom des enfants « decretei »

Le taux de fécondité est alors passé de 1,9 en 1967 à 3,6 enfants par femme en 1989. Les enfants nés pendant cette période étaient surnommés decretei (enfants du décret). Beaucoup n’étaient pas désirés, surtout lorsque l’économie roumaine a commencé à se contracter en raison de la gestion inepte de Ceausescu. Les magasins étaient vides, la pénurie faisait rage. Conséquence : de nombreuses familles étaient trop pauvres pour s’occuper de leurs enfants. Elles sont alors encouragées à confier leurs enfants à l’Etat.

« Si vous ne pouvez pas vous occuper de vos enfants, l’État s’en chargera. » 

Ces enfants « confiés à l’Etat » sont placés dans des « orphelinats », qui s’occupaient également d’enfants handicapés et de malades mentaux.  Ces groupes d’enfants vulnérables ont pris une telle ampleur que l’encadrement a rapidement été complètement débordé. S’installe alors une négligence institutionnalisée. Les abus physiques et sexuels deviennent la norme, ainsi que le recours aux drogues et tranquillisants pour contrôler les comportements. 

Pendant cette période, 150 000 enfants sont laissés au soin de l’Etat et 10 000 roumaines meurent des conséquences d’avortements clandestins.   

1990-2000 le monde occidental découvre l’horreur et se mobilise

À la mort de Ceaucescu, le chaos règne en Roumanie. De nombreuses ONG occidentales se mobilisent pour la protection des enfants placés et leur réintégration dans leurs familles chaque fois que c’est possible.

La Communauté européenne débloque des fonds pour financer des projets d’amélioration de la situation des enfants en Roumanie. Malheureusement, une partie de ces fonds sera détournée par diverses institutions et organisations corrompues.

Dans le même temps qu’afflue l’aide humanitaire, d’autres organisations étrangères profitent du chaos politique pour mettre en place des filières d’adoption. Rapidement, des réseaux privés se mettent en place … qui donnent lieu, hélas, à de nombreuses dérives. En effet, nombre d’enfants adoptés durant cette période n’avaient jamais connu un orphelinat ou une institution : des intermédiaires proposaient directement de l’argent à des mères pauvres, pour qu’elles consentent à l’adoption. De plus, les nombreuses irrégularités étaient alimentées par la corruption et des réglementations laxistes.

Heureusement en 2004 la situation change radicalement. Sous la pression de l’Union Européenne (posant notamment l’amélioration de la situation des orphelins comme condition à l’entrée de la Roumanie dans l’UE), le gouvernement interdit l’adoption internationale afin d’enrayer les abus du système.

Les casa de copii

Sous Ceausescu, les « casa de copii » (littéralement « maisons d’enfants« ) étaient censées offrir des soins de jour, un logement, de la nourriture et des soins médicaux aux enfants dont les mères ou les parents n’étaient pas financièrement et/ou psychologiquement capables de le faire, pendant le temps nécessaire pour qu’ils aillent mieux et les reprennent.

La plupart des enfants pris en charge par l’État sont ce qu’on appelle des « orphelins sociaux« , car leur mère est vivante et connue pour plus de 90 % et 48 % des enfants ont également un père.
Au lieu d’aider les familles vulnérables qui luttent pour garder leurs enfants auprès d’elles et éviter la séparation, des dizaines de milliers d’enfants entrent alors chaque année dans ce système de garde. Parmi les raisons évoquées, on trouve la pauvreté (41% des cas), les abus, la négligence, l’exploitation et les différentes formes de violence (28% des cas) et enfin le handicap de l’enfant (9,5%). (source Unicef)

Jusqu’à la fin des années 1990, peu de choses changeront en profondeur. Certes, les élans de solidarité internationale permettront d’améliorer le sort des enfants. Mais les réformes structurelles qui auraient permis de faire bouger les lignes en profondeur tardent à se mettre en place.

Malgré l’intervention des ONG, ce n’est que lorsque l’Union européenne intensifie sa pression sur les pouvoirs publics roumains, au début des années 2000, que les choses ont réellement commencé à changer.  De nouvelles lois sont alors élaborées à la hâte avec l’aide de fondations et d’experts étrangers.

Parrains d’O.R. : convois humanitaires, parrainages et bien plus

Dès mars 1990, des membres d’une fraternité belge sont interpellés par la situation des Casa de Copii de la région de Sibiu en Roumanie.  Ils décident d’organiser un premier convoi humanitaire. Ils visitent un orphelinat de 200 filles de 8 à 18 ans à Orlat. Lors d’un voyage suivant ils découvrent l’orphelinat de Boarta pour les enfants de 3 à 8 ans.

Comprenant que d’autres associations soutiennent ces mêmes orphelinats, ils décident de les contacter.  C’est ainsi qu’ils rencontrent les responsables français de l’association “Parrains d’O.R. – Copains d’O.R”, qui s’est donné comme objectif de créer des relations privilégiées entre un enfant de Casa de Copii et une famille française par le biais de correspondance et de deux envois de colis par an.

En plus du parrainage des enfants, les cotisations des membres de l’association permettent de soutenir matériellement les orphelinats et d’assurer certains travaux de réhabilitation des bâtiments.

L’asbl Parrains d’O.R.- Belgique voit le jour en 1994. Elle travaille en symbiose avec l’association française. Leur action devient commune, le soutien se peaufine et un projet pédagogique est mis en place à Boarta en partenariat avec l’asbl ASMAE de Belgique qui se concrétise durant cinq ans par la présence d’équipes de trois éducatrices belges et françaises qui se relaient pour travailler avec le personnel éducatif local.

Le parrainage, bien plus que des colis 

Au-delà de la confection des colis, que les enfants attendent avec grande impatience, c’est aussi et surtout un lien qui se tisse entre parrains et filleuls, à travers les lettres et les photos, échangées à chaque convoi. En effet, chaque parrain est invité à ouvrir le dialogue, à dépasser le seul don du superflu …

Voici ce que Minerva, la personne de contact à Sibiu entre Parrains d’OR et les orphelinats, en disait :

 « Les enfants qui sont maintenant dans les orphelinats savent qu’ils sont importants pour quelqu’un. Ils ont la conviction d’être aimés et cela leur donne une force intérieure, une reconnaissance de leur personne qui leur donne confiance dans leur vie future. »

Bénévolat et camps d’été

Au fil des années, différents chantiers ont été mis en place pour améliorer les infrastructures et les équipements. Et chaque été, des groupes de jeunes belges, guides, pionniers ou autres, passent quelques semaines à animer les enfants ou à entreprendre différents travaux de rénovation.

Les orphelinats aidés par l’association

Ce sont principalement quatre orphelinats de la région de Sibiu qui sont soutenus par les associations Parrains d’OR France et Belgique. Plus tard, s’y ajoutera le parrainage d’enfants placés dans des orphelinats spécialisés pour les enfants ayant des difficultés d’apprentissage ou un handicap, ainsi que l’antenne pour enfants sidéens de l’hôpital de Sibiu.

Fin des années 1990, 494 enfants sont parrainés sur les quelques 600 hébergés dans les cinq orphelinats et autres institutions spécialisées de la région.

Orlat

Situé au sud de Sibiu, l’orphelinat d’Orlat accueille des filles de 8 à 18 ans, avec scolarisation dans le village. Désastreuse au début des parrainages, la situation s’y est progressivement améliorée.       

Boarta

À Boarta, en pleine campagne, un improbable manoir rural baroque datant de 1770, connu sous le nom de château Thobias, abrite de tout jeunes enfants, de 3 à 8 ans.  Composé de deux pavillons avec un sous-sol et un rez-de-chaussée élevé, le bâtiment d’une surface utile de 600 m² semble bien peu adapté à l’accueil de très jeunes enfants …   

Au début des années 1990, des éducatrices belges et françaises se sont relayées pour améliorer les conditions d’hygiène et apporter une éducation plus adaptée à des enfants de cet âge. À cette époque, l’orphelinat de Boarta comptait quelque 200 enfants.

Cette casa de copii des plus petits fermera ses portes en 2000. Les enfants qui s’y trouvaient alors sont soit rentrés en famille, soit placés en famille d’accueil, soit dirigés vers l’orphelinat d’Hegel à Sibiu.

Agnita & Agarbiciu

Deux orphelinats pour garçons de 8 à 18 ans, avec scolarisation dans le village.

La situation dans ces casa de copii s’améliore au fil des ans (installation de plaine de jeux, création d’une classe d’informatique, amélioration des équipements, etc.) et la situation des « orphelins » plus âgés reste stable. En effet, même si la plupart ont encore de la famille, ils en ont été coupés depuis si longtemps qu’ils ne souhaitent pas rentrer en famille.

Autres institutions

En fonction des aptitudes des plus jeunes, certains étaient, à leur sortie de Boarta, orientés vers des centres spécialisés, comme Turnu Rosu (filles) et Medias (garçons), où les cours étaient donnés sur place et l’apprentissage, plus lent, réduit à l’essentiel et à la formation à un métier manuel.

Enfin, à Sibiu, un aile de l’hôpital des maladies contagieuses accueillait les enfants sidéens (dont 6 provenant de la casa de copii de Boarta). Le docteur Ophelia Cristiu, chef de la section pédiatrique, s’est démenée corps et âme pour se procurer les médicaments nécessaires au traitement par trithérapie. Parrains d’OR lance de son côté une campagne de collecte de fonds et de médicaments.

Des camps-chantiers seront également organisés en été pour rénover les locaux et animer les enfants.  

Projet A CASA

Sur le long terme, les effets du placement en institution sont bien sûr dévastateurs pour le développement de ces enfants qui ont tous vécu des situations humiliantes pendant et après l’institutionnalisation. De plus, on ne leur apprenait aucune des règles sociales de base. Par conséquent, lorsqu’ils quittaient les institutions, à leur majorité, la plupart étaient incapables de s’assurer une vie décente (trouver un emploi ou un foyer).

En dix ans de soutien et de visites régulières, Parrains d’OR a vu grandir les enfants. Rapidement, s’est posé la question, avec de plus en plus d’acuité au fil des ans, de leur avenir après leur départ de la casa de copii !

L’association n’a pas voulu laisser cette question sans réponse. En partenariat avec une fondation roumaine de Sibiu, un projet d’appartements supervisés a vu le jour. Grâce à des fonds roumains et le soutien de l’Union Européenne (projet Phare), un étage d’un ancien pensionnat a été aménagé afin d’accueillir 30 jeunes sortant d’orphelinat. Du personnel roumain (psychologue, éducateur) a été engagé et formé pour assurer l’accompagnement des jeunes. 

1998 : un parrain en visite dans les orphelinats roumains

En automne 1998, mon mari participe à l’un des convois organisés pour distribuer les colis dans les quatre orphelinats parrainés.  Une expérience humaine extraordinaire et un voyage mémorable.

La route est longue de Bruxelles jusqu’en Roumanie. Près de 2000 km parcourus d’une traite avec une camionnette chargée à ras bord. Les chauffeurs se relaient pendant que les autres convoyeurs se reposent. Une trentaine d’heures de route, sans compter le stress et les tracasseries administratives au passage des frontières hongroise et roumaine.

Et puis, dès l’entrée en Roumanie, tout change … avec l’impression de faire un énorme bond dans le temps.

Car même si,  progressivement, les magasins se remplissent à nouveau et la technologie pointe le bout de son nez … ce qui s’imprime sur la rétine et dans la mémoire, ce sont ces routes de villages en terre battue, ces charrettes croisées en chemin … des scènes certes charmantes, mais d’un autre temps.  

La fatigue du voyage s’efface bien vite, grâce à la chaleur de l’accueil des roumains qui les hébergeront à Cluj et à Seica Mare. Et surtout, surtout, tout sera oublié, dès que mon mari apercevra les enfants.

Des dizaines de paires d’yeux qui les attendent, les observent et les assaillent de questions : « Tu as un colis pour moi ? » « Tu connais mon parrain ? » Tous sont en quête d’un regard, d’un moment d’affection, d’un sourire. Comme écrira mon mari

« le contraste vous brûle entre la misère matérielle omniprésente et la cordialité de l’élan des enfants. Bien sûr, ils savent qu’on n’arrive pas les mains vides : cadeaux, friandises, vêtements, chaussures sont bienvenus et attendus avec impatience. Mais j’ai senti aussi à quel point ils avaient soif de tendresse et d’amour, à quel point ils étaient heureux d’avoir un parrain lointain. »

A chaque orphelinat, c’est le même élan, la même excitation. Plus spontané chez les plus jeunes mais bien réel aussi chez les adolescents.

La distribution des colis demande d’ailleurs une sacrée organisation pour s’assurer que chaque enfant, parrainé ou non, reçoive un colis, afin qu’il n’y ait  aucun laissé pour compte …

Chaque jour de ce voyage apportera son lot de surprise et d’étonnement.  Et l’émotion sera à son comble lorsque mon mari emmènera notre filleule en excursion. Quel bonheur de voir le sourire de cette gamine …

30 ans plus tard … ce mai e nou ? (quoi de neuf ?)

Ce mai e nou ? était le nom du petit journal qui était envoyé aux parrains par l’équipe Parrains d’O.R. À l’époque, chaque parrain attendait avec impatience des nouvelles des convois, de l’évolution des orphelinats et des enfants parrainés. Je m’en souviens encore …

Que sont devenus nos « filleuls » ?

En préparant cet article, je me suis demandé ce qu’étaient devenus les enfants que nous avions parrainés il y a 25-30 ans déjà ! Certains d’entre eux ont retrouvé leur foyer d’origine, d’autres ont tenté de se construire avec plus ou moins de succès. Dans tous les cas, les contacts se sont progressivement effilochés. 

Nous avons perdu leur trace, par manque de communication directe (les lettres envoyées devaient chaque fois passer par un traducteur bénévole … à cette époque Google Translate n’existait pas encore), par manque de suivi et de temps sans doute aussi, accaparés que nous étions par des métiers prenants et nos enfants qui grandissaient …

Il aurait fallu retourner là-bas, retrouver la trace de chaque filleul. L’adresse de leur nouveau foyer ne nous ayant pas été communiquée … Pas facile dans ces circonstances de garder le contact ! 

Abolition des casa de copii

En vue de son adhésion à l’Union Européenne, le gouvernement roumain a fait au début 2000 la promesse ambitieuse qu’en 2020 au plus tard, tous les grands foyers pour enfants seraient fermés. Plus tard, l’échéance a été ajustée à 2022.

Différents projets financés par des fonds européens visaient également l’abolition pure et simple des casa de copii.

Les chiffres sont impressionnants : en 2000, environ 100 000 enfants vivaient dans de grands orphelinats, en 2016, ce nombre était tombé à 8 000. En outre, environ 50 000 enfants grandissent désormais dans des familles d’accueil, des foyers d’accueil ou des foyers de petits groupes. Grâce aux améliorations rapides et aux grandes ambitions, la Roumanie est devenue un modèle pour d’autres pays, notamment les anciens États soviétiques, où la protection des enfants était également problématique.

En surfant sur internet, j’ai découvert que les 73 derniers centres de placement (ils étaient 500 en 2000) devaient fermer leurs portes sans délai. 52 en 2023 et le reste en 2024.

En conclusion

Fort heureusement, la douloureuse page des années 1990 est tournée. Les centres de placement austères ont laissé la place à des structures plus petites, quasi familiales. Et les conditions de vie se sont nettement améliorées pour les enfants qui n’ont pas la chance d’être élevés par leurs parents. Tout n’est sans doute pas parfait, mais le changement est réel !

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