Didier Comès : d’ombre et de silence – Expo

L’exposition gratuite consacrée à Didier Comès interpelle en ces temps perturbés. Elle magnifie les ombres et les silences, comme toute l’œuvre du dessinateur belge, spécialiste du noir et blanc. Traits épurés, travail à l’encre de chine, paysages ardennais mystérieux et inquiétants. Un univers envoutant à découvrir sans tarder !

Février 2021. L’exposition proposée par la Fondation Roi Baudoin au musée BelVue de Bruxelles est l’occasion pour moi d’apprendre à connaître et de vous faire découvrir un dessinateur belge dont l’univers entre en résonance avec mes souvenirs d’enfance.

Didier Comès : d’ancrage en encrage – un univers, une patte

Dieter Heinrich Comès naît en 1942 à Sourbrodt, un petit village des cantons de l’Est de la Belgique. Un village que je connais bien pour y avoir régulièrement passé mes vacances lorsque j’étais enfant, chez ma grand-mère maternelle et mon parrain.

Ancrage : Sourbrodt, un village entre deux cultures

Le cœur de Sourbrodt a peu changé au fil du temps. De solides maisons en pierre du pays, de hautes haies, des fermes entourées de champs, de sombres forêts, des tourbières et, à deux pas, le point culminant de la Belgique, le Signal de Botrange et surtout la réserve naturelle des Hautes Fagnes. Autant d’éléments que l’on retrouve dans l’oeuvre de Comès.

Sourbrodt a ceci de particulier qu’il était allemand à la naissance de Comès. Ce qui explique son prénom d’origine : Dieter Heinrich. Ce n’est qu’à l’école, alors que le village est redevenu belge (en 1945), qu’on le francisera en Didier. L’histoire de ce village, balloté au gré des guerres entre l’Allemagne et la Belgique a fait naître bien des tensions, des silences et des méfiances chez ses habitants. En effet, une bonne partie des sourbrodtois était viscéralement wallonne et francophile tandis que « ceux de la gare » étaient plutôt germanophiles …

La gare de Sourbrodt, qui existe aujourd’hui encore, s’est développée, d’une part grâce à la Vennbahn, l’ancienne ligne de chemin de fer qui reliait l’Allemagne au Grand-Duché de Luxembourg et d’autre part à cause du camp militaire voisin (Elsenborn).  Cette gare attirera au XIXe siècle des prussiens, dont le grand-père de Didier Comès, Johan Komes, originaire de Coblence. Il y créera la première boulangerie du village.

Enfant d’une mère francophone et d’un père germanophone envoyé au front russe durant la guerre, Comès se qualifie lui-même de « bâtard », né à la frontière entre deux cultures.

Si j’évoque tout ceci, c’est que cela a profondément marqué le dessinateur. À tel point que, même s’il était trop jeune pour l’avoir vécu ou s’en souvenir directement, il en a tant entendu parler pendant des années, qu’il déclarera lors d’une interview « Tellement, même, que je l’ai presque vécu par procuration. ».

En tout cas, l’œuvre de Comès en tire ses principaux thèmes : la marginalité, le silence mais aussi la guerre, la nature, les légendes et le folklore de sa région natale.

Encrage : 11 albums de bande dessinée dont un chef-d’oeuvre, Silence

Didier Comès quitte l’école avec un diplôme de dessinateur industriel en poche, métier qu’il exercera pendant quelques années. Mais il ne s’épanouit pas dans son travail et se découvre en parallèle une passion pour le jazz qu’il pratiquera en tant que percussionniste, avant de trouver sa voie dans la BD et le roman graphique.

À l’âge de 27 ans, on trouve ses premières planches de bande dessinée dans le quotidien belge Le Soir. S’ensuivent une série de planches inspirées de la science-fiction, publiées dans différentes revues pour la jeunesse : les aventures d’Ergün l’Errant.

Quelques années plus tard, en 1979, paraît Silence dans la revue Á suivre. Ce récit raconte l’histoire d’un jeune homme simple et muet qui ignore la méchanceté mais y sera confronté au gré d’une série de péripéties. L’histoire se passe dans la campagne ardennaise et fait la part belle à la sorcellerie et aux légendes. L’extraordinaire travail sur le noir et blanc révèle un univers onirique puissant et singulier. Le succès est fulgurant : Silence récolte plusieurs prix et 160.000 albums seront vendus en 1986.

Comès dira de son premier roman graphique « Silence est le reflet de ma vision de la vie. Je ne me sens pas taillé pour les héros ni les archétypes. Je dois exprimer ce que je ressens. J’aime la recherche de la vérité, de la tolérance et de la compassion. »

Comès est depuis lors considéré comme l’un des grands maîtres du roman graphique.

L’œuvre de Didier Comès est traversée par la clarté de l’ombre et l’éloquence du silence. Universelle, elle bat en chacun de nous car elle met en lumière ce qui ne se voit pas comme ce qui ne se dit pas. À la fois poétique et dépourvue d’angélisme, tragique et magique, le monde de Comès est une invitation au voyage intérieur. Le lire, c’est regarder en face la part d’ombre en chacun de nous et chercher la lumière. C’est ce voyage intime que l’exposition Comès. D’ombre et de Silence vous invite à entreprendre. (source).

En une trentaine d’années, il publiera 11 albums, d’inspirations diverses, publiés pour la plupart aux Editions Casterman. Nombre de ces récits sont d’abord parus dans des revues de jeunesse comme Tintin, Pilote ou encore dans le mensuel A suivre.

  • 1974 : Le Dieu vivant
  • 1980 : Silence
  • 1981 : L’ombre du corbeau
  • 1981 : Le Maitre des ténèbres
  • 1983 : La Belette
  • 1985 : Eva
  • 1988 : L’arbre-cœur
  • 1991 : Iris
  • 1995 : La maison où rêvent les arbres
  • 2000 : Les larmes du tigre
  • 2006 : Dix de Der

Au fil des albums, le style de Comès ne cesse d’évoluer. L’œuvre s’épanouit lentement : chaque album demande 2 à 3 ans de travail.  Pour mieux comprendre toute la richesse du dessin et l’incroyable maîtrise du noir et blanc et de l’encre de chine, je vous conseille de lire la plaquette de la Fondation Roi Baudoin, Didier Comès. L’éclat du noir profond.

Ses thèmes de prédilection sont la marginalité (Silence, Iris, Eva, la Belette) mais aussi la guerre (Dix de Der, L’ombre du corbeau) ou la campagne dont il explore le versant occulte, avec ses rebouteux, sa sorcellerie.

Didier Comès meurt en 2013. Son frère et ses sœurs confient alors son patrimoine à la Fondation Roi Baudouin afin d’assurer la pérennité de l’oeuvre.

Comès, d’ombre et de silence : l’exposition

Revenons à présent à l’exposition qui a provoqué cet article et qui, je l’espère, vous incitera à (re)découvrir ce dessinateur belge hors du commun.

Un lieu surprenant de prime abord. Les salles dédiées à l’exposition font en fait partie du Palais Royal de Bruxelles. La simplicité et la puissance des noirs et blancs de Comès forment un contraste étonnant avec les stucs et le style des lieux.

L’exposition, qui devait se terminer en janvier, est prolongée jusque fin février. Mais si vous n’avez pas l’occasion de vous déplacer, vous pouvez aussi la découvrir, confortablement installé dans votre fauteuil, grâce à la formidable visite virtuelle proposée par la Fondation Roi Baudoin. Textes et vidéos vous accompagneront pour découvrir les œuvres exposées.

Une salle de bal consacrée à l’ombre

Après une introduction biographique et générale de l’œuvre de Comès, on oblique à gauche vers une salle de bal où sont exposées 18 planches originales qui font la part belle à l’ombre dans les bandes dessinées et romans graphiques de Comès.

Sur les murs, 4  types d’ombres accrochent le regard et posent les premiers jalons d’un univers étonnant  : ombre et recoin, nuit d’ombre, l’ombre de la neige et l’ombre de la forêt.

Au centre, sous le lustre, on assiste à la mise en lumière de ceux qui sont dans l’ombre. On découvre les personnages clés de l’œuvre de Comès : Silence, la belette, Pierre, etc.

La courbe du silence

Retour au pallier de départ. La visite se poursuit vers un couloir incurvé, renommé pour l’occasion « la courbe du silence ».

Le silence est la clé de lecture de toute l’œuvre de Comès. C’est un outil narratif à part entière : toutes les planches présentées le long de ce couloir en courbe sont muettes. Des albums sont rapprochés par paire pour illustrer certains aspects particuliers de la thématique.

D’un côté de la « courbe du silence », nous sommes invités à réfléchir sur deux premiers types de silence :

  • Mutisme – deux albums « jumeaux » présentent des personnages au destin marginal : Silence et La Belette. Muets tous les deux. Et comme les serpents, amis de Silence, ils muent.
  • Silence assourdissant – deux albums « en miroir » dans lesquels des jeunes filles font face à leur destin : Iris et Les Larmes du tigre. Deux orphelines en quête de leur histoire et d’elles-mêmes.

Dialogue avec les amis de Didier Comès

Au bout de la courbe, une nouvelle salle. Au fond, un écran géant où l’on découvre Comès lors d’une interview à Venise. Il y parle d’incommunicabilité. Et soudain, le dialogue est interrompu par un sourd-muet avec lequel Comès échange … en silence.

L’œuvre de Comès rend aussi hommage à l’amitié. Dans cette salle vous découvrirez plusieurs œuvres originales de ceux qui ont compté dans la vie de Comès. Parmi eux, LE maître du noir et blanc et des cases muettes : Hugo Pratt. Plusieurs originaux de Corto Maltese sont exposés ici. Mais aussi, de l’autre côté de la salle, des planches de celui qui est présenté comme le fils spirituel de Didier Comès : Christophe Chabouté.

La visite se poursuit en reprenant la courbe du silence dans l’autre sens. On y découvre deux nouveaux types de silence.

  • Passé sous silence – deux albums dont le personnage est un arbre : L’Arbre-Cœur et La Maison où rêvent les arbres. La nature s’y impose comme un être à part entière, doté d’une vie propre.
  • Silence pesant – deux albums « symétriques », L’ombre du corbeau et Dix de der, qui dévoilent l’isolement du soldat, l’insignifiance de sa mort, quelle que soit sa nationalité.

La visite se termine sur le dernier opus de Comès, Dix de der. Une note assez sombre, un rappel de l’absurdité de la guerre …

On revient alors au haut de l’escalier, où un dernier clin d’oeil nous attend et nous provoque.

Comès, d’ombre et de silence : le livre

Le journaliste, animateur de télévision, scénariste et romancier belge Thierry Bellefroid, spécialiste du 9e art et co-commissaire de l’exposition, a sorti, en même temps que l’exposition, un livre consacré à Comès. Un magnifique voyage dans l’univers de l’artiste.

Comès. D’Ombre et de Silence, publié en 2020 aux éditions Casterman, montre de manière captivante comment l’univers et la personnalité de Comès imprègnent son œuvre.

Des témoignages de ses amis, Hugo Pratt, José Munoz ou François Schuiten, permettent de comprendre ses influences artistiques et son approche du noir et blanc.

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